Plan 2010-2012 : « l’oubli » remarquable de l’enfance Sourde signante…
Auteur de:
Quand les
mains prennent la parole (Eres ,1995/2002)
Surdité,
l’urgence d'un autre regard (Eres ,2008)
Enfance
Sourde : soigner et faire taire (Eres, 2010, A Paraitre)
Il ne
s’agit pas ici de porter analyse sur l’ensemble des mesures contenues dans ce
plan mais d’indiquer ce qui nous parait être un oubli regrettable et tout à
fait symptomatique. Un tel oubli est en effet susceptible de laisser
perdurer la situation même qui se trouve dénoncée par ce plan puisqu’il évite
que l’on s’attaque précisément aux raisons mêmes qui sont inductrices de
la dite situation si préoccupante. S’il convient certes de saluer les mesures
prises concernant l’accessibilité à un numéro d’urgence pour les personnes
Sourdes et le développement de relais téléphonique, il est
cependant à noter qu’en revanche, ce plan demeure notoirement indigent
pour prendre en compte et impulser les aménagements nécessaires que réclament
les tout jeunes enfants(futurs adultes de demain) qui ne perçoivent pas
les fréquences conversationnelles. Comment en effet prétendre vouloir s’occuper
de la « détresse » des personnes Sourdes, voire de leur « fragilité », alors
même que les facteurs en amont, largement responsables de ces manifestations,
se trouvent déniés ? Alors même que ces facteurs sont précisément
liés en grande partie à la manière discriminative par laquelle dans leur
petite enfance et enfance, on empêche encore fortement ces sujets
de parler, soit de s’exprimer dans cette langue signée vers
laquelle ils se trouvent spontanément attirés grâce à leur famille, (que
celle-ci soit Sourde ou entendante)? S’agirait-il donc de poursuivre dans les
mêmes travers, de continuer à faire taire les enfants Sourds, de cumuler encore
les obstacles de toutes sortes à une véritable prise de parole désirante,
obstacles à la source précisément des souffrances et difficultés repérées ?
S’agirait-il donc de ne rien changer aux dynamiques qui produisent ces
situations fragilisantes, de les laisser perdurer donc, voire de les amplifier,
tout en essayant de les récupérer en paraissant s’occuper des effets
désastreux qu’elles fabriquent ?
On aurait pu s’attendre en effet à ce que ce plan soit enfin l’occasion
de se pencher sur les problèmes de l’accès à la LSF dans l’accueil et l’éducation des tout
jeunes enfants Sourds. Ceci aurait pu être enfin une réponse aux remarques que
le CCNE émettait en ce sens dès 1994 et qu’il a renouvelé dans son avis
de 2008 concernant la nécessite de rendre présent la LSF aux enfants Sourds dès
l’âge d’un an. Il suivait d’ailleurs en cela les analyses pertinentes de F.
Dolto et de la plupart des cliniciens de ce domaine qui ont depuis longtemps
attiré l’attention sur une telle situation discriminative. On aurait pu
d’autant plus s’attendre à des mesures favorables à la diffusion de la LSF dans la petite enfance
que, bien évidemment, ce qui se passe dans cette période est d’une grande
importance pour la structuration psychique et la formation d’éventuelles zones
de fragilité psychique. On aurait pu s’attendre à ce que tout de même,
sans tomber dans des causalités réductrices , soient enfin reconnu des liens
significatifs entre les orientations actuelles (qui mettent à mal l’existence
de la LSF dans
l’accueil puis l’éducation des Sourds) et les symptomatologies réactionnelles
ainsi que les échecs scolaires gravissimes que notent les cliniciens
depuis déjà trois décennies au moins. On aurait pu s’attendre à ce qu’enfin, on
en vienne à sortir de cette langue de bois bureaucratique qui se refugie
derrière un soit disant « libre choix parental » alors qu’en fait, dans la
réalité, ni les informations partiales délivrées par les experts du son, ni les
offres éducatives, ne se trouvent assurer les conditions d’un tel « libre choix
» ! On aurait pu s’attendre à ce qu’enfin on en vienne à sérieusement
questionner cette filière de soin par le son qui se met en place dans les
diverses régions de notre pays et constitue une mise à mal organisée de la LSF, de son existence et de sa
transmission, surtout pour les enfants Sourds de parents entendants.
On aurait pu s’attendre à ce que, tout de même, on n’en vienne pas à
faire appel à des "enquêteurs bénévoles" pour, au travers
"d'entretiens ou de « questionnaires » prétendre sérieusement effectuer,
selon une méthodologie douteuse et préoccupante, un recueil de
témoignages visant à faire un "état des lieux" d'une situation
par ailleurs déjà fort bien connue et analysée . En effet,"l'état des
lieux" de la situation des Sourds (ainsi que les raisons pouvant entrainer
une éventuelle fragilisation psychique) a été fait déjà depuis de nombreuses
années par les cliniciens travaillant auprès des Sourds. Nous rappelons ici le
texte de l'appel.lsf
largement diffusé et qui recueille déjà plus de 5000 signatures. Il a
récemment trouvé place sur le site l'appel
des appels. Il met en cause de manière argumentée une
conception dégradante de la reconnaissance (simplement virtuelle) de la LSFdans notre pays, surtout
pour ce qui de la petite enfance et enfance Sourde. Il met en outre l’accent
sur les effets délétères attendus et programmés de cette filière de soin
s'appuyant sur trois axes (dépistage à deux jours /implant
cochléaire/intégration individuelle en milieu ordinaire). Un tel abord
sanitaire de l’enfant Sourd demeure à ce jour hautement préoccupant
précisément car il porte atteinte à l'accès précoce à la LSF pour ces sujets et leurs
familles en réduisant la question du langage et de la parole à leurs seules
formes sonorisées. Il ne condescend à livrer ce sujet aux signes qu’après avoir
constaté et décrété lui-même, l’échec de l’oral : il fait ainsi de ces langues,
non pas la marque d’une autre modalité du parler humain, mais l’indice d’un
déficit. Il accrédite de plus les préjugés infondés qui depuis le congrès
de Milan visent à laisser penser aux familles que les langues signées
s’opposent et entravent l’accès aux langues écrites et vocales alors que la
pratique précoce d’une langue signée est au contraire une dynamisation de
la curiosité exploratoire de ces sujets vers d’autres formes langagières. On
aurait pu s’attendre donc à ce qu’un tel état des lieux (ainsi que les
solutions proposées), ne se trouve pas purement et simplement ignoré par
les initiateurs de cette enquête. Mais, ces derniers, paraissent en fait
bel et bien soutenir une toute autre logique : c’est pourquoi le silence
de ce plan sur ces questions demeure assourdissant !
Face à un tel évitement, nous pouvons dès lors légitimement nous demander si
cette entreprise de communication ne vise pas à soulever un problème, déjà
connu et repéré mais, pour plaquer tendancieusement des solutions
inverses de celles préconisées par ceux qui depuis de longues années
ont établi un tel état des lieux. En effet, pour en rester aux problématiques
de l’enfance Sourde, à la lecture de ce plan, il apparait que
l'orientation actuelle de cette filière de soin à effets iatrogènes se trouve
renforcée par diverses mesures annoncées. Une telle logique ne peut que
mener à l'aggravation de la situation existante pour les tout jeunes enfants
Sourds qui continueront à être privés d'accès à la LSFet aux échanges signés
entre pairs, éléments pourtant très importants pour leur propre vitalité
psychique. Les fragilisations à venir n'en seront que plus conséquentes.
Bientôt les jeunes Sourds ne pourront plus trouver ces langues signées dans
leur environnement éducatif. Comment donc se constitueront-ils comme sujets ?
Comment même s’étonner de la détresse ici produite ? Pourront-ils encore faire
appel à des interprètes alors même qu’ils n’auront connaissance que des
rudiments de ces formes langagières qui, en toute légalité, leur auront été
dérobés ? De telles contradictions méritent attention et ne
sauraient être masquées par les bonnes intentions affichées dans ce plan.
Intentions qui ne prennent hélas aucunement en compte les mesures préventives
dégagées par les cliniciens travaillant dans ce domaine depuis de longues
années. Ainsi, la mise en place de circuits d’information précoces réellement
porteurs et reconnaissant de la richesse de la LSF, la mise en acte de réelles mesures
permettant de diffuser cette langue à un niveau sociétal, son inscription
constitutionnelle comme langue des Sourds français, sa large diffusion
dans l’espace médiatique, ainsi que toute mesure facilitant sa dédramatisation
pour les parents découvrant la surdité de leur enfant, ne sont nullement
prévues ! Ceci n’est sans doute pas dans l’air du temps et demanderait à
déplaire à de trop nombreux lobbies qui tiennent avant tout à ce que les
Sourds continuent à être perçus non seulement comme des handicapés de l’ouïe
mais encore comme des malades du langage et de la parole.
Nous continuerons donc à prétendre que le taux d’illettrisme n’est pas en
relation avec l’inadéquation du dispositif actuel, que les expériences
concrètes fort stimulantes des pays nordiques qui se sont orientés dans une
toute autre dynamique (laissant une large place aux langues signés), peuvent
être négligées et ignorées ! Nous continuerons à laisser penser que les
expertises effectuées par des spécialistes de la techno science audio
phonatoire, juges et partie en ce domaine, sont dignes de foi alors qu’elles se
révèlent porteuses de biais méthodologiques majeurs et relèvent d’un scientisme
partisan qui ne respecte pas les principes d’indépendance, d’autonomie et
de contradiction, indispensables pourtant pour prétendre à validation
scientifique. Plus précisément donc, l’analyse de ce « plan 2010 - 2012
en faveur des personnes sourdes ou malentendantes », révèle magistralement la
manière dont se trouve avalisés les abords réducteurs et partiaux de ces modes
« d’expertises ». La confusion regrettable des problématiques liées à des
surdités survenues précocement (avant l'insertion dans une forme langagière
sonorisée), et celles survenant à des âges tardifs, tend à laisser penser que
ces champs se recoupent alors qu'en fait ils réclament un d'abord radicalement
différencié. Un tel découpage, dans les trois axes proposés comme au niveau des
différentes mesures qu'ils déclinent, mélange les enfants, adolescents
et adultes, faisant varier ce qui est appelé « déficience auditive »
d'une manière qui ne fait ainsi jamais paraître avec clarté le rôle nécessaire
et incontournable de la LSF pour ce qui est de l’accueil et de l’éducation de l’enfance Sourde. Ce tour de
force est donc réussi en raison même de la méthodologie qui sous-tend la mise
en forme de ce plan, qui parvient ainsi à mélanger les genres, à noyer les
problématiques dans des flous sémantiques, à délayer les particularités, de
telle sorte que plus aucun repère ne puissent rester opérant. Ce plan en vient
même très curieusement à regretter[1] de manière tout à fait déconnectée des
réalités du terrain éducatif, un certain monopole des « pôles bilingues » au
détriment des dispositifs oral/LPC qu’il conviendrait selon lui d’amplifier.
Il est ici tout à fait piquant de remarquer qu’alors même que ces quelques
dispositifs bilingues peinent à émerger au sein de l'éducation nationale,
le plan se fasse déjà l’écho des préoccupations partisanes des experts du
tout sonore. La
notion tout à fait confuse et ambiguë de « libre choix », dont nous avons
montré déjà les abus, se trouve une nouvelle fois instrumentalisée en vue
de maintenir l’existant et des offres de services totalement déséquilibrées
et défavorables à la LSF
en matière d’options éducatives. De la même façon, pour ce qui est des
dépistages précoces et de l'accompagnement parental, le plan soutient et
relance ouvertement le fonctionnement des SAFEP et CAMSP alors que, dans ce
domaine, ces derniers se trouvent adossés le plus généralement à une logique
cherchant à éviter le recours à la
LSF. De manière tout à fait réductrice ce plan en vient même
à énoncer que « la surdité porte en elle les germes de difficultés à construire
son identité, sa personnalité, son devenir adulte[2] » et à indiquer, sans préciser ses
sources, un nombre plus élevés de dépressions et de suicides dans la population
sourde comparativement à la population entendante. De manière alors mécanique
mais révélatrice tout de même des fondamentaux et des conceptions bio médicales
qui irriguent son élaboration, il ne peut en appeler alors, afin de faire
face à ces délicates questions, qu’aux mêmes instances et mêmes logiques
sanitaires qui président largement déjà aux orientations normalisatrices des dispositifs
d'accueil de ces sujets[3].
Ceci se trouve tout à fait en phase avec les tendances lourdes qui,
dans notre modernité, visent à fabriquer artificiellement des maladies de
l’enfance à partir de ce qui est repéré comme écart à la norme et à la moyenne
statistique. Rappelons ici que
Rappelons aussi qu’une récente expertise Inserm en 2009 vient de faire
synthèse de 5 expertises collectives (Santé de l’enfant : propositions pour un
meilleur suivi : domaine des troubles des conduites, troubles des
apprentissages ; troubles déficient auditif ; troubles visuels et mentaux). En
ce domaine, comme en d’autres, les tendances et conceptions biomédicales du
handicap adossées à un « eugénisme libéral », contribuent ainsi toujours plus à
prétendre soigner des malades pour mieux faire taire des sujets. Rappelons que
ce document de synthèse d’expertises collectives de 2009 mêle, de manière
outrancière, les conclusions d’expertises de divers domaines de l’enfance
pourtant déjà fortement critiquées et invalidées par la communauté scientifique
Rappelons en outre ici, qu'une certaine "santé mentale" dans le
domaine de la psychiatrie a recours massivement à des
"évaluations" instrumentalisées par les laboratoires pharmaceutiques
prétendant sans cesse avoir trouvé les molécules miracles pour parvenir à
ne pas entendre le sens des symptômes. Ce faisant elle participe
précisément de cette "fragilisation" qu’elle prétend vouloir
supprimer! Est-ce à de tels circuits que l’on prétend adresser la détresse des
personnes Sourdes ?
Rappelons
pour finir que les Sourds ne sont aucunement des handicapés et qu’ils ne
sauraient être réduits à des « troublés auditifs ». Que la surdité ne contient
aucun « germe » suspect ! Que si l’on ne fait pas entrave à leur créativité
langagière, ces sujets parlent et entendent avec les mains et les yeux et
peuvent enrichir ceux qui les côtoient de leurs modalités d’être en langage.
Que ces langues signées pourraient être proposées aussi à tous les enfants
entendants autour d’eux, dans des pôles d’accueil et d’éducation rendant
accessible l’accès au savoir et à la culture de la maternelle à l’université.
Rappelons en outre qu’attendre l’effet incertain de rééducation portant sur les
langues vocales alors que ces formes langagières signées permettent à ces sujets
et à leurs familles d’exprimer très tôt leurs émotions et ressentis, leur
questions et demandes révèle, en fait, notre grave surdité. Notre grave
difficulté à construire un espace sociétal respectueux de la fragilité, de la
diversité et de l’altérite. Notre grave difficulté à constituer un vivre
ensemble non pas réglé par des normes sanitaires adossées au même, à
l’identique, secrétant donc rejet et discrimination, mais au contraire,
attentif à la singularité, à l’étrangeté du différent et à ce que sa
rencontre permet d’ouverture humanisante.
[1] .« S’agissant de l'enseignement en milieu scolaire ordinaire, la mise en œuvre des parcours scolaires des jeunes sourds s'appuie sur des pôles bilingues (LSF et français écrit) dans les établissements ordinaires et dans les classes adaptées de certains établissements scolaires. Cependant il convient d'observer que ce parcours de formation est fortement dédié à l'enseignement de la/en langue des signes françaises. En effet, les dispositifs prévus pour les enfants ayant fait le choix de la langue française seule, si ce choix s'accompagne d'une demande d'aide par le LPC, n'ont pas été instaurés dans les pôles créés par le ministère chargé de l'éducation nationale »(p17).
[2] Op Cit.p 25
[3] Il se propose ainsi notamment de charger « la haute autorité en santé d'élaborer pour 2012 des référentiels nationaux sur la prise en charge de la détresse psychologique des personnes sourdes ou malentendantes (Op. cit. p 26) » alors même, que cette instance a largement démontré sa partialité et sa réticence farouche à diffuser les langues signées auprès de ces enfants ainsi qu’à sortir du seul référentiel neuro physiologique pour aborder les questions relatives aux diverses manifestations de la souffrance.